Par Elisabeth Sancey - Paris Match

Jeunes ou confirmés, ceux et celles qui nous soignent sont confrontés à des situations de souffrance - la nôtre mais aussi la leur. Désorganisation de certains hôpitaux, difficultés du médecin libéral, poids des responsabilités des apprentis médecins... Ils connaissent doutes et frustrations. Souvent jusqu'au burn-out. Parfois jusqu'à l'irrémédiable. Comme l'an dernier, à Montpellier, quand un jeune professionnel s'est donné la mort après avoir été mis à l'index, suite à un accident d'anesthésie. Mais qui parle de ce mal-être? Au sein de la profession, et au-dehors, le sujet est tabou. Oublié à chaque réforme de l'hôpital, occulté par la priorité des priorités: les soins prodigués aux patients. Mais comment améliorer ces derniers avec des médecins épuisés? Les langues se délient enfin pour dénoncer un état de fait absurde.
Dr Nicole Smolski, 53 ans, hôpital de la Croix-Rousse (Lyon), médecin anesthésiste réanimateur, présidente du SNPHAR-E (Syndicat national des praticiens hospitalier anesthésistes réanimateurs élargi).
Paris Match. Votre syndicat a mis en place, fin 2009, un "Observatoire de la souffrance au travail en milieu hospitalier". Il y avait urgence?
Dr Nicole Smolski. Oui. Cela répond à une recrudescence de cette souffrance depuis quatre, cinq ans. Nous recevons sans arrêt des collègues qui demandent de l'aide. Quatre-vingts d'entre eux ont déposé un dossier chez nous. On les entoure, on les conseille. Chez les anesthésistes, on connaît tous des collègues qui se sont suicidés - ce fut le cas d'un jeune dans mon service.
Le contraste est frappant entre ce que vous vivez et ce que le public sait, c'est-à-dire quasiment rien. Y aurait-il une omerta sur les suicides des médecins?
Les langues sont en train de se délier. Il y en a eu un à Montpellier, fin mars 2010. Ça s'est su, et c'est très bien.
Comment interprétez-vous ce cas précis, le suicide en avril d'un jeune médecin après un accident d'anesthésie?
C'est le reflet d'une dérive actuelle: la mésentente entre médecins et directeur, qui a les pleins pouvoirs. Le bon fonctionnement de l'hôpital dépend de la personnalité d'un homme. On ne peut pas laisser passer ça. Dans le cas de Montpellier, le directeur, un "ancien flic", comme il le rappelait lui-même, a suspendu notre collègue, puis a prolongé plusieurs fois cette mise à pied. Il l'a jugé coupable avant les expertises. Or, en cas d'accident médical grave, il faut une procédure pour soutenir l'équipe et l'aider à prendre les bonnes décisions. Ce n'est pas au directeur, qui n'est pas médecin, de juger seul des actes médicaux. Fallait-il déplacer le médecin accusé, le suspendre? Je n'ai pas la réponse. Mais c'est un constat d'échec de communication terrible. Ce drame n'aurait pas pu se produire avant la loi HPST.
(NB: la démédicalisation du processus de décision à l'hôpital fait partie des points les plus critiqués de la loi HPST, Hôpital Patient Santé Territoires, promulguée en août 2009, et qui donne les pleins pouvoirs au directeur, «seul patron» à l'hôpital.)
Si un médecin est en burn-out ou tout simplement mal, et qu'il décide d'en parler, quel recours a-t-il?
A 53 ans, j'ai vu pour la première fois le médecin du travail l'an dernier, pour la grippe A. Les visites sont obligatoires pour le personnel, mais pas pour les médecins.... Nous nous sommes battus pour faire appliquer la directive européenne qui fixe à quarante-huit le nombre d'heures de travail maximum par semaine. On a ce levier mais pour qu'il fonctionne, il faut aller jusqu'au conflit. Nous subissons clairement un processus d'épuisement, et il faut trouver des solutions. Arrêter les gardes à 60 ans? Le texte le permet, mais ce n'est pas appliqué. Nous faisons en moyenne cinq à sept ans de notre carrière de nuit, en garde: il faut faire reconnaître ça.
Souvent, vos droits ne sont pas respectés... ou alors vous ne cherchez pas à les faire valoir - ou vous n'osez pas. Exemple: le "repos de sécurité" après une garde.
Ce principe, qui veut que le médecin se repose après vingt-quatre heures de travail, n'existe dans les textes que depuis 2003! Mais pourquoi ce droit n'est-il pas respecté? On nous dit: "Il n'y pas les effectifs..." Faux! C'est une question de volonté: il faut faire l'effort de se réorganiser - ce que nous avons réussi dans notre service. A présent, la Commission européenne veut revenir sur ce repos post-garde, mettant en danger notre santé et celle des patients. C'est aberrant, quand on sait que travailler plus de dix-huit heures d'affilée équivaut à un taux d'alcoolémie de 0,8 gramme...
Comment sortir de cette impasse?
Notre prochain challenge, c'est le plaisir au travail. Ce qui est fort et nécessaire dans notre travail, c'est l'autonomie de décision. Mais attention, l'autonomie n'est pas la solitude. C'est décider, en notre âme et conscience, ce qui est le mieux pour notre patient... Problème: aujourd'hui, il faut prendre en compte des considérations financières - trop cher, pas rentable... - et personnelles - ce que vous voulez faire ne permettra pas à votre chef de publier dans une revue... Notre travail est merveilleux, quand on nous donne les moyens de le faire.
Dr Laurent Heyer, 47 ans, hôpital Lariboisière, Paris, service d'anesthésie réanimation, secrétaire général adjoint du SNPHAR, Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes réanimateurs.
Paris Match. La souffrance des médecins est-elle taboue?
Dr Laurent Heyer. Complètement. On est victime du mythe du surhomme. Le médecin résiste à tout, c'est un sauveur! Nous vivons dans le déni des situations de stress et des surcharges de travail - un déni de notre part, et un autre, de la part de l'administration. J'ai été confronté à des collègues chirurgiens à qui on a demandé de lever le pied, parce qu'on sortait d'une intervention de six heures, et qu'il devenait risqué d'entreprendre la suivante...
Cinquante pour cent des praticiens hospitaliers sont en situation de burn-out. Mais nous ne parlons pas de nos souffrances psychologiques, ou alors entre collègues très proches. La médecine du travail? Nous ne nous sentons pas concernés - et nous avons tort. Le soutien psychologique? Nous n'y croyons pas - pour nous.
N'est-il pas temps de briser ce tabou? Peu de gens savent, par exemple, à quel point les suicides de médecins - liés à des souffrances professionnelles - sont courants.
Dans ma carrière, cinq de mes collègues proches se sont donné la mort. L'an dernier, un interne s'est suicidé dans un hôpital, à Paris. On en a parlé, les médias en ont parlé, mais rien ne changera. Sans volonté nationale. Pour tenter d'expliquer ce phénomène, qui est loin d'être récent, mes "aînés" avancent la thèse de la "faiblesse": ces stratégies seraient dues à la rencontre entre une situation difficile de travail et une personnalité fragile... Mais ça n'explique pas tout.
Les erreurs et les accidents médicaux sont mal compris par des patients de plus en plus procéduriers...
Mais on est juste humains! Moi aussi, je me suis sûrement un jour trompé de dose - sans que cela ait eu de conséquences dramatiques. Mais il faut bien comprendre que ce n'est jamais un individu qui fait une erreur. Il faut se demander quelle procédure n'était pas adaptée, et en inventer d'autres - par exemple de nouvelles pratiques pour la préparation de nos produits.
Y a-t-il une volonté politique d'améliorer ce système?
Non. La désorganisation des services et le déni (des surcharges de travail) sur lesquels est fondé notre fonctionnement est contre-productif: un médecin qui, comme un trader, valorise le stress, est privé de vacances pendant trois ans, ne fait plus la différence entre vie privée et monde professionnel, finit en burn-out. Or, de réforme en réforme, ces questions passent à la trappe. Nous avons l'impression d'une spirale descendante. Et quand on en parle, les erreurs médicales sont instrumentalisées pour légitimer l'urgence des réformes...
http://www.parismatch.com/Actu-Match/So ... itemapnewsDr Patricia Hadjadj, médecin généraliste à Paris.
Le coup de gueule d'une «aînée»: «Les jeunes veulent une meilleure qualité de vie. C'est un progrès et une vraie perte.»
Paris Match.Vous avez encore dix ans d'exercice devant vous, mais vous vous qualifiez déjà de "très vieux médecin". Pourquoi?
Dr Patricia Hadjadj. Parce que je fais mes trente-cinq heures en deux jours. Mon dernier stagiaire m'a traitée de fossile: j'incarne la fin d'un système. Je fais partie de cette génération de femmes qui travaillent comme des mecs, qui se sont battues pour être payées autant qu'eux... J'ai fait un seul bébé. La veille de l'accouchement, je travaillais encore. Les jeunes n'ont pas envie de ça. Ils veulent une meilleure qualité de vie.
Individualisme ou progrès?
C'est à la fois un progrès et une vraie perte. Ils ont raison de ne pas vouloir crouler sous le travail et la paperasse... Ce n'est pas de leur faute: aujourd'hui, médecin libéral, c'est un statut sinistré. On a au-dessus de nous un "employeur", la Sécurité sociale, à qui on est censé dire "amen". C'est inacceptable! Ou je suis fonctionnaire et je suis salariée, ou je suis en libéral, et j'ai la liberté d'installation, de prescription, et de tarif.
Vous vous dites infantilisée professionnellement.
Lors des contrôles de la Sécu, on vous met votre rapport d'activité sous le nez et on vous dit: "Vous prescrivez trop d'indemnités journalières, etc.» Mais ça ne marche pas comme ça. Face à un patient en dépression profonde, je prescrirai un arrêt de travail. Si la Sécu n'est pas d'accord, c'est son problème. Ca ne m'impressionne pas. Mais moi, j'ai trente ans d'expérience. J'ai travaillé pendant dix-neuf ans sans prendre de vacances, pour payer mes crédits... On est des fous furieux, des passionnés. Le gouvernement n'a pas encore réussi à nous retirer ce goût-là, mais il n'en est pas loin. Que faut-il faire pour qu'il nous entende? Une grève dure de trois jours, et après, on compte les morts? Ils savent très bien qu'on ne le fera pas. Ils jouent avec notre dévouement, c'est écœurant. Quand je pense que des tarés prétendent qu'on ne pense qu'au fric...
Que diriez-vous à un interne qui voudrait se réorienter (comme il en a la possibilité durant les deux premières années de son internat) vers une spécialité plus "facile" -avec des horaires plus humains?
S'il a des doutes, il faut changer.
C'est lourd de faire ce choix de l'"échec"... Vouloir être médecin et avoir une vie à côté passe parfois pour une hérésie.
Je vais vous faire une confidence: moi, quand j'ai commencé, je ne voulais faire que de la neurochirurgie. Au bout d'un an, j'ai réalisé que ce n'était pas un job pour moi. Physiquement, arriver en salle d'opération à 8 heures, en sortir à 16 heures après avoir retiré une tumeur... J'ai changé d'orientation. Il faut avoir le courage de se poser les bonnes questions - par exemple est-ce que j'ai envie de soigner des tumeurs toute ma vie?
Samuel, jeune chirurgien en milieu hospitalier, brise le tabou du médecin surhomme. Passionné et apprécié, aujourd'hui heureux d'exercer son métier, il revient sur les angoisses de ses débuts. Un témoignage sincère, murmuré entre collègues et rarement rendu public.
Le grand saut
«Pendant l'externat, tu observes, tu fais des points de suture... Ces six années ne sont pas responsabilisantes. Quand tu deviens vraiment médecin, en passant interne soudain, on attend quelque chose de toi. Tu gères (souvent seul) le quotidien de tes patients. En chirurgie, tu passes ton temps à courir entre le bloc, les urgences, l'hospitalisation... Dans certains services, tu apprends par l'échec. Avec la pression et la fatigue, la tâche te paraît parfois insurmontable, tes problèmes personnels irrésolus te reviennent en boomerang - et tu dois gérer ces épreuves sous le regard des autres.»
Apprendre sur le tas
«Avoir des responsabilités et être jugé par ses collègues, c'est le lot de toute personne à un nouveau poste, bien sûr. Mais ce qui fait la particularité de notre métier, c'est que nous apprenons beaucoup sur le tas... et que ce "tas" est humain. Si tu oublies de prescrire un examen, tu ne te dis pas: "Je rattraperai ça lundi..." Non: tu n'en dors pas. En ce sens, le développement de l'apprentissage sur simulateurs électroniques est assez rassurant.»
La solitude des gardes
«La garde, c'est le lieu par excellence de l'apprentissage de l'autonomie. En cas de doute, ton chef est joignable, sur place ou chez lui, prêt à intervenir. Sauf que dans certains cas, cette philosophie glisse du "Apprends à être autonome" au "Ne me dérange pas". On te fait comprendre que la nuit, le chef, il dort. Alors tu trouves des solutions qui ne seront pas nocives au patient. Et ça marche bien. Mais au prix de quel stress...»
Se blinder
«Il m'est arrivé de me lever tous les jours à 5 h 30, pour rentrer au mieux à 22 heures. Ou de prendre ma garde le matin, déjà épuisé, en sachant que j'enchaînerais avec la journée du lendemain sans repos de récupération. Qu'est-ce que tu fais dans ces cas-là? Tu craques? Non. Tu dis stop? Non plus. Tes chefs et tes co-internes ne se sont pas reposés, alors pourquoi toi? Parce que tu es à bout de forces, physiques et morales? Non. Il faut croire qu'il me restait encore, malgré tout, l'énergie d'avancer. Quant à se plaindre ou poser un arrêt maladie... Tu as l'impression que c'est impossible. Tu te retrouves dans une impasse qui pousse certains à se foutre en l'air.»
Les raisons d'espérer
«Le plus dur, c'est ce sentiment d'être seul face à ses responsabilités. Mais la solidarité existe. Elle vient d'une infirmière qui te révèle les subtilités du service où tu débarques; d'un chef qui a compris que ce n'était pas dans son intérêt de te laisser tenir seul la boutique - puisqu'en cas de problème, il se fait taper sur les doigts... Il y a une prise de conscience: la tutorisation s'améliore. Et tout change quand les erreurs sont débriefées. C'est, entre autres, l'objet des "réunions de morbi-mortalité". Cette démarche, qui se pratique de plus en plus en France, vient de l'aéronautique: on dissèque le dysfonctionnement au lieu de désigner un coupable. Comme lorsqu'un avion s'écrase, on se demande: "Quelle est la suite d'événements qui a mené à l'accident?" Notre but: minimiser les sources d'erreur et multiplier les vérifications, pour améliorer les soins - notre priorité.» Point final